Alors que l’adhésion du Maroc à la CEDEAO ne devait être qu’une formalité lors du sommet du 16 décembre à Abuja, on se rend compte qu’il pourrait prendre plus de temps. Il y a quelques contraintes techniques à surmonter, mais c’est surtout les craintes des chefs d’entreprise ouest-africains qui risquent de retarder la décision finale.
Alors que la conférence des chefs d’Etat devait se pencher sur l’adhésion du Maroc à la CEDEAO, le samedi 16 décembre. A trois jours de ce rendez-vous que la diplomatie marocaine attendait depuis juin dernier, coup de théâtre. On apprend que le Roi Mohammed VI, le président mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz et le président tunisien Béji Caïd Essebsi qui y ont été officiellement invités n’y assisteront pas. Car l’ordre du jour a changé. En effet, le sommet qui était initialement prévu à Lomé et qui est délocalisé à Abuja a un agenda très chargé compte tenu du contexte régional en Guinée Bissau, au Togo, la sécurité dans le Sahel et au Nigeria.
Du moins, c’est la raison officielle qui est annoncée et qui est relayée par les médias. On évoque également la remise tardive du rapport des experts commis par la Commission de la CEDEAO sur les conséquences et les aspects techniques de la demande d’adhésion du Maroc à cette communauté économique régionale.
Mais, à côté de cette raison officielle, en coulisses, certains n’hésitent pas à soulever des réticences de certains membres qui ne seraient pas très enthousiastes pour accueillir le Maroc. Les chefs d’entreprise de la région ouest-africaine auraient peur de l’arrivée de ce pays d’Afrique du Nord dont l’économie diversifiée et structurée est nettement plus compétitive que celle du marché commun ouest-africain.
Quoi qu’il en soit à Abuja, cinq chefs d’Etat ont été désignés par leurs pairs pour étudier les demandes des pays du Maghreb, c’est-à-dire celle d’adhésion du Maroc, d’association pour la Mauritanie et de membre observateur pour la Tunisie. Muhammadu Buhari du Nigeria, Alassane Ouattara de Côte d’Ivoire, Nana Akufo Ado du Ghana, Alpha Condé de la Guinée et Faure Gnassingbé du Togo ont donc désormais en charge le dossier marocain. Dès lors, il s’agira d’une décision éminemment politique. Et si, au début, le dossier ne faisait presque pas réagir, au fur et à mesure que l’échéance du 16 décembre s’est approchée, on a entendu des réactions de crainte de la part de certains chefs d’entreprise voire de patronats. Certains experts ne se sont pas privés de soulever des problèmes techniques. Mais, qu’il s’agisse d’industriels, d’agriculteurs ou d’experts, on sent que peu de personnes maîtrisent le dossier.
Jeudi 21 décembre, El Hadji Abdou Sakho, ancien Commissaire aux politiques économiques au sein de l’Union économique et monétaire ouest-africaine, a publié une tribune dans le journal sénégalais Le Quotidien, pour participer à ce débat que le sommet d’Abuja a manqué de clore, cinq jours auparavant, du fait du retard du rapport d’experts. Il parle de difficultés techniques dans la candidature du Maroc, mais qui, au fond, n’en sont pas. Il suggère que l’adhésion du Maroc se fasse de manière graduelle, ce qu’il appelle « démarche par petits pas ». « Une démarche par petits pas est plus efficace pour un aboutissement rapide de la requête marocaine (d’adhésion à la CEDEAO/Ndlr), car plusieurs autres obstacles à une intégration effective du Maroc se dressent », relève El Hadj Abdou Sakho.
Selon lui, le projet d’adhésion du Maroc à la CEDEAO suscite enthousiasme (parfois feint) auprès de beaucoup d’Etats francophones et indifférence, tiédeur ou réserve auprès de certains Etats anglophones, observe-t-il, notant que la démarche marocaine offre à la CEDEAO une opportunité historique pour enfin s’attaquer à la question sécuritaire dans la zone.
Contradictions
Mais, très vite cet expert se montre contradictoire, et ses propres contradictions l’amènent à la conclusion erronée qu’à court et moyen termes, l’adhésion du Maroc n’est pas techniquement envisageable. Selon lui, « l’appartenance d’un pays au marché commun de la CEDEAO n’est pas compatible avec sa participation à une autre zone de libre-échange ».
Pourtant, il suggère à la CEDEAO d’intégrer le Maroc indirectement dans ce même marché commun en signant un simple « accord commercial de libre-échange CEDEAO-Maroc ou, mieux, un accord commercial CEDEAO-UMA (Union du Maghreb arabe) qui serait progressivement élargi à la Communauté économique des Etats de l’Afrique centrale (CEEAC) ». Sur le plan purement commercial, quelle différence y a-t-il entre être lié par un accord de libre-échange et faire partie du marché commun? Dans les deux cas, les échanges entre partenaires se font sans droits de douane, en tenant compte bien sûr des règles d’origine. C’est-à-dire qu’un produit importé par le Maroc n’est pas ré-exportable, en l’état, sans un minimum de transformation vers le marché commun ouest-africain.
L’APE UE-CEDEAO identique à l’Accord d’association Maroc-UE
A côté de cette contradiction, il affirme que pour être admis comme membre de la CEDEAO, « le Maroc devra rejoindre les négociations pour la signature d’un APE (Accord de partenariat économique) CEDEAO-UE et dénoncer tous les accords qui le lient à l’Union du Maghreb arabe, à l’Union européenne et à d’autres pays et organisations tiers ». Pour être membre de la CEDEAO, le Maroc, qui est déjà liée à l’Union européenne par un accord d’association signé en 1996 et mis en œuvre depuis 2000, devrait-il rejoindre les négociations pour la signature d’un APE? D’ailleurs, c’est en 2002 que l’Union européenne a engagé des négociations avec les pays de la CEDEAO et la Mauritanie et en 2014 déjà, un accord a été trouvé entre ces 16 pays d’Afrique de l’Ouest et l’Union européenne concernant cet Accord de partenariat économique.
A ce jour, les APE CEDEAO-UE, qui sont à l’image de l’accord d’Association Maroc-UE, ont déjà été signés par la quasi-totalité des Etats de la CEDEAO. Seuls le Nigeria et la Gambie n’ont pas encore franchi le pas. Alors, la question se pose donc de savoir pourquoi le Maroc prendrait part à des négociations qui ont déjà eu lieu et qui, dans les relations entre les pays de la CEDEAO et l’Europe, aboutissent à un schéma similaire à son association avec l’UE.
Tout au plus, le Maroc devra renégocier avec l’Union européenne son accord d’association pour éviter « des effets distorsifs » par rapport au tarif extérieur commun. D’ailleurs, cela est clairement dit dans le rapport d’experts commandité par la Commission de la CEDEAO. « Une renégociation de l’accord d’association entre le Maroc et l’Union européenne semble plausible pour tenir compte de la situation particulière du Maroc au sein de la CEDEAO, dans la perspective de l’introduction progressive de cet accord dans l’APE ».
Les accords de libre-échange du Maroc réglés par le Traité de la CEDEAO
Ainsi les seuls problèmes techniques sur lesquels les cinq chefs d’Etat pourraient se pencher portent sur les nombreux accords de libre-échange signé par le Maroc, d’après le rapport rendu en novembre dernier par les experts qui étaient mandatés par la Commission de la CEDEAO.
D’après ce dernier les « multiples autres régimes préférentiels du Maroc pourraient avoir sur le Tarif extérieur commun (TEC) de la CEDEAO des effets distorsifs s’ils étaient conservés tels quels, à l’image des APE d’étape signés par la Côte d’Ivoire et le Ghana. Le Conseil de la CEDEAO devrait donc prendre une décision pour lever cet obstacle ».
Or, à ce niveau, l’article 39 du Traité de la CEDEAO a déjà réglé cette question de détournement des flux commerciaux que beaucoup d’experts autoproclamés soulèvent. En effet, il précise que « le commerce est déséquilibré lorsque les importations par un Etat membre d’un produit particulier en provenance d’un autre Etat membre augmentent » à cause de faibles droits de douane et que ledit produit menace l’industrie du pays importateur.
Evidemment, les pays de la CEDEAO ne devront pas attendre que l’industrie d’un pays donné soit menacée par les accords signés par le Maroc avant de saisir le Conseil pour qu’il statue. C’est en amont qu’une décision devra être prise, non pas en exigeant que le Maroc rompe ses accords déjà signés, mais en exigeant que les produits qu’il exporte vers les pays du marché commun soit exempts de matières et sous-produits ayant bénéficié des accords de libre-échange.
Les experts de la CEDEAO disent le contraire
Un autre point que soulève l’ancien haut responsable de l’UEMOA est le processus d’adhésion qui demanderait une révision du traité et sa ratification par les différents parlements de chaque pays de la CEDEAO. Aurait-il mal lu le rapport des experts de la CEDEAO, qui dit clairement qu’il est « inutile de réviser le Traité », car « un consensus est atteint au niveau de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement des États membres de la CEDEAO et un projet d’Acte additionnel relatif à l’adhésion du Royaume du Maroc à la CEDEAO est élaboré » ? En somme, l’adhésion du Maroc à la CEDEAO se fera de manière similaire à ce qui a été fait avec l’Union africaine. Le Maroc a retrouvé sa place au sein de l’organisation continentale sans qu’aucun parlement n’ait eu à se prononcer sur son admission.
Hypothèse improbable d’une adhésion de la RASD à la CEDEAO
Enfin, cet expert va jusqu’à évoquer la question du Sahara. « La RASD est membre de l’Union africaine (UA). La même UA a reconnu la CEDEAO comme la seule organisation d’intégration en Afrique occidentale. Le Maroc adhérera-t-il à la CEDEAO dans ses frontières reconnues par l’UA ou avec la RASD? », s’interroge-t-il. Il est vrai que, pour des raisons politiques et diplomatiques, dans les relations entre le Maroc et tous ses partenaires, y compris l’Union européenne, les Etats-Unis ou la CEDEAO, la question du Sahara marocain est souvent soulevée. Mais, concernant la CEDEAO, a-t-on déjà entendu le Nigeria, unique des quinze à reconnaître la RASD, se plaindre de ses relations bilatérales avec le Maroc, sous prétexte que l’Union africaine définit comme frontière telle ou telle partie du Maroc?
Comme si cela ne suffisait pas, Sakho va jusqu’à formuler l’hypothèse improbable d’une adhésion de la RASD à la CEDEAO. « Si la RASD intégrait la CEDEAO, à quelque titre que ce soit, le Conseil de médiation et de sécurité (sorte de Conseil de sécurité de la CEDEAO) serait juridiquement compétent pour se saisir du conflit au Sahara occidental qui oppose deux Etats membres de l’UA », ose-t-il écrire, sans noter que c’est une éventualité qui ne se produira jamais, puisque aucun des 14 autres pays ne veut entendre parler de cette entité.
Tout cela, montre que certains prennent la parole dans le simple but de participer au débat sur l’adhésion du Maroc à la CEDEAO. Ces derniers auraient pu le faire, quelques mois plus tôt et auraient peut-être dû poser d’autres questions plus pertinentes, plus réalistes.
Craindre l’APE avec l’Union européenne et non le Maroc
En réalité, la vraie question est de savoir si l’APE signé entre la CEDEAO et l’Union européenne présente moins de risque qu’une adhésion de la CEDEAO. Et justement, c’est la question que pose un site internet sénégalais. Alors qu’on prête au patronat sénégalais d’avoir fait pression sur Macky Sall pour l’amener à reculer concernant l’adhésion du Maroc à la CEDEAO, la presse appelle les chefs d’Etat à ne pas se tromper de menace. L’adhésion du Maroc ne saurait être un risque plus grand pour les économies ouest-africaines que les Accords de partenariat économique (APE) liant les pays africains et l’Union européenne. Le site « Xalimanews » invite, en même temps, le secteur privé sénégalais à y réfléchir à deux fois avant de s’opposer à cette adhésion.
Il fait ainsi un clin d’œil au Conseil national du patronat (CNP), l’une des trois organisations de chefs d’entreprises interlocutrices du gouvernement sénégalais, qui aurait exprimé des craintes avant le sommet d’Abuja du 16 décembre dernier. Xalimanews a rappelé également que le 27 octobre dernier, le nouveau Comité d’initiative pour le suivi de l’intégration (CISI), qui regroupe organisations patronales et professionnelles, syndicats de travailleurs, ainsi que des éléments de la société civile sénégalaise, avait organisé une conférence pour avertir des « conséquences » d’une adhésion du Maroc à la CEDEAO.
Ce CISI, qui compte comme seul fait d’arme cette sortie sur la candidature du Maroc à la CEDEAO, parlait en effet de « relations déséquilibrées”. Son président, Kane Diallo, disait craindre de voir le Maroc “étouffer” l’économie des pays de la zone en “détruisant des pans entiers” du secteur productif.
“L’agriculture au sens large, l’industrie, l’artisanat, le commerce, les services ainsi que les bâtiments et travaux publics” devraient être les secteurs les plus impactés selon Kane Diallo. Pour sa part, le directeur exécutif de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal était allé dans le même sens, en déclarant que “le Maroc, avec la compétitivité de ses marchandises qui n’est pas comparable à celle des pays de la CEDEAO, viendra inonder le marché sénégalais avec ses produits et aucun secteur ne sera épargné”.
Cependant, selon Xalimanews, « l’arrivée du Maroc pourrait nous faire bénéficier de son expertise et renforcer la compétitivité. A notre humble avis, nous risquons plus en signant les APE (Accords de partenariat économique) que d’intégrer le Maroc dans l’espace CEDEAO ». Et de conclure que « le secteur privé sénégalais et africain devrait plutôt mettre en garde les gouvernants qui ont l’intention de signer les APE ».