Pris en tenaille entre l’exigence d’une plus juste rémunération pour ses producteurs de cacao et les desiderata environnementaux de Bruxelles, le gouvernement de Côte d’Ivoire tente d’avancer sur tous les fronts – en s’attachant à ce que la nécessaire préservation de la forêt tropicale ne s’opère pas au détriment des cultivateurs et de leurs familles. Transformer davantage de fèves localement permettrait, à ce titre, de relocaliser la valeur ajoutée d’un «or brun» qui profite encore trop peu aux producteurs ivoiriens.
Avoir plusieurs fers au feu. Premier producteur mondial de cacao, avec un peu plus de 40% de la matière première produite sur la planète, la Côte d’Ivoire fait aujourd’hui face à une double exigence augurant d’une restructuration en profondeur de sa filière cacaoyère – une filière stratégique, qui représente 40% de ses exportations, emploie quelque 5 millions de personnes et contribue à 15% de son PIB. D’un côté donc, les autorités ivoiriennes tentent d’améliorer la rémunération des producteurs de cacao, qui demeurent les éternels parents pauvres de la chaîne de valeur générée par l’exploitation de «l’or brun» ; de l’autre, l’ensemble des acteurs – privés comme publics – de la filière ivoirienne, sont sommés de se conformer aux exigences de l’Union européenne (UE), leur principal client, en matière de Responsabilité sociale et environnementale (RSE).
De premiers efforts en matière de rémunération
Deux séries d’exigences fortes, pas nécessairement contradictoires, mais dont la simultanéité impose un surcroît d’efforts qui ne pourront produire leurs résultats que sur le temps long. C’est ce qu’a tenu à souligner l’ex Premier ministre ivoirien Patrick Achi lors d’un récent sommet de l’Organisation internationale du cacao (ICCO) : «le combat de la Côte d’Ivoire du Président Alassane Ouattara (…) et des autres pays producteurs pour une cacaoculture durable concerne principalement l’obtention d’un revenu décent» pour les cultivateurs, a lancé l’ancien chef du gouvernement le 3 octobre dernier. Et Patrick Achi de rappeler les avancées déjà obtenues sur le sujet, comme l’instauration du différentiel de revenu décent (DRD), ce mécanisme qui octroie une prime de 400 dollars supplémentaires par tonne de cacao. Évoquons également le souhait d’Alassane Ouattara de fixer le prix bord-champ à 60% au moins du prix international (prix CAF).
Considérable, le chantier de la rémunération des producteurs ivoiriens de cacao fait cependant presque pâle figure au regard de celui imposé par le nouveau cahier des charges européen à ces mêmes producteurs. Dans les cartons de Bruxelles depuis plusieurs années, la réglementation est entrée en vigueur l’été dernier, et s’appliquera pleinement aux importations de cacao à partir de l’automne prochain. Ce nouveau train de mesures ambitionne principalement de lutter contre deux phénomènes intrinsèquement liés à la production de cacao, à savoir la déforestation, d’une part, et le travail des enfants de l’autre. Deux objectifs éminemment respectables mais dont l’atteinte implique une véritable révolution industrielle en Côte d’Ivoire.
Déforestation : l’UE appelée à plus de flexibilité
Non que le pays d’Afrique de l’Ouest ait attendu les directives de Bruxelles pour entamer son aggiornamento sur ces questions. D’ores et déjà, 70% du cacao ivoirien peut être tracé, met en avant le Conseil du Café-Cacao (CCC) de Côte d’Ivoire, dont les membres avaient, en septembre dernier, fait le déplacement dans la capitale européenne afin de plaider la cause des producteurs ivoiriens. Une proportion qui devrait atteindre 100% d’ici à la fin de l’année prochaine, assure la même instance. Mais la mise en place de ce système de traçabilité, initiée dès 2018, est particulièrement longue, complexe et coûteuse, chaque planteur de cacao devant être dûment immatriculé et chaque coopérative cacaoyère devant se doter d’un terminal digital.
Autant de raisons qui ont conduit le CCC à demander à l’UE de faire preuve de souplesse dans l’application de ses nouvelles directives. Des bureaux des eurocrates aux forêts de Côte d’Ivoire, il y a un monde, ont en substance dit les émissaires ivoiriens à Bruxelles et, si le bien-fondé de la lutte contre la déforestation ne se discute pas, sa déclinaison in situ ne saurait se faire au détriment des producteurs de Côte d’Ivoire. Or 15% d’entre eux, au moins, exploitent leurs cultures au sein de forêts protégées ; même au nom de la sauvegarde de l’environnement, les expulser manu militari reviendrait à semer les graines d’une profonde crise sociale. A remplacer un problème par un autre, aux ramifications inconnues.
Vers un chocolat 100 % local
La solution à cet ensemble de défis existe pourtant. Elle consiste à transformer, localement, le cacao jusqu’à présent massivement exporté sous sa forme brute vers les usines des chocolatiers étrangers. A relocaliser, en d’autres termes, une étape clé de la chaîne de valeur en Côte d’Ivoire même, afin que les profits générés par ce processus de transformation, bien supérieurs à ceux liés à la seule culture du cacao, ruissellent vers le tissu socio-économique ivoirien et non hors des frontières du pays. Là aussi, du chemin a été parcouru dernièrement : en hausse de +9 % sur la période 2021-2022, le taux de transformation locale du cacao ivoirien s’établit désormais à environ 40 %, contre 31 % en 2017. Et les autorités ivoiriennes tablent sur l’objectif, ambitieux, de 100 % de cacao broyé localement à l’horizon 2030.
Un chocolat 100 % «made in Côte d’Ivoire» qui impliquera, si le pays entend tirer pleinement parti de ses atouts, une profonde réorganisation de l’outil industriel. Actuellement, la transformation locale du cacao est assurée par une douzaine d’entreprises agro-industrielles disposant de 14 unités de broyage de fèves de cacao. Celles-ci ont transformé, en 2022, 972 000 tonnes de fèves, un volume que le gouvernement ivoirien veut porter à 1,18 million de tonnes grâce à la mise en service de nouvelles usines. A l’image du site que le groupe malaisien GCB Cocoa a inauguré en juillet dernier dans les environs de San Pedro, et qui devrait, à terme, transformer à lui seul 240 000 tonnes de cacao par an. Favorisés par de nombreuses incitations fiscales et douanières, ces investissements étrangers pourraient donc bien, d’ici quelques années, remodeler le paysage agro-industriel ivoirien et donner naissance à un véritable poids lourd du chocolat – et non plus, seulement, du cacao.