Dubaï Port World, plus connu sous l’appellation DP World, filiale de l’entreprise publique Dubaï World et troisième exploitant portuaire mondial, vient de lancer son plus gros projet africain avec le port de Ndayane au Sénégal : l’investissement qui porte sur 1 milliard de dollars US est également le plus important investissement privé que le Sénégal n’ait jamais connu. Pour autant, l’investisseur émirati qui est présent dans une dizaine de pays africains, dont le Sénégal, le Mali, la RDC, l’Algérie, l’Egypte, la Somalie, le Mozambique, le Rwanda et l’Angola, voit loin. DP World n’est pas seulement un investisseur comme les autres. Car, il est aussi utilisé comme un levier diplomatique pour défendre les intérêts stratégiques et économiques de son pays d’origine, en saisissant les opportunités qui s’offrent sur le continent. Le think tank marocain Policy Center for the New South (PCNS) s’est penché sur les ambitions africaines de ce géant portuaires émirati.
Les détails.
Lundi 3 janvier 2022. Le président sénégalais Macky Sall pose la première pierre du futur port multifonctionnel de Ndayane, situé à 70 kilomètres au sud de Dakar, sur la Petite-Côte. Il est destiné à décongestionner le Port autonome de Dakar, le seul opérationnel aujourd’hui, datant de la fin du XIXe siècle et situé en plein centre-ville. Il capte 95 % des échanges commerciaux du Sénégal, mais aussi 80 % des hydrocarbures et 65 % des autres trafics du Mali enclavé.
Construit avec Dubaï Port World, le futur port en eau profonde doit décongestionner Dakar et pourquoi pas concurrencer Abidjan et/ou Lomé. Les travaux de cette infrastructure d’une superficie de 1 200 ha vont se dérouler en deux phases, pour un investissement total d’environ 585 milliards de FCFA (environ 1,17 milliard de dollars). La première mobilisera 827 millions de dollars, ce qui en fait le plus important investissement privé de l’histoire du Sénégal. Dans un second temps pourrait être débloquée une enveloppe de 290 millions de dollars.

Les travaux vont durer quatre à cinq ans, a insisté le président sénégalais. Le chef de l’État a soutenu qu’avec ce port, le Sénégal va relever trois défis : «décongestionner le port de Dakar et ses environs», «donner une impulsion» au transport de marchandises : «qui ne cesse d’augmenter à l’échelle mondiale», et aider à développer la logistique et le fret maritime dans le pays. Selon les autorités sénégalaises, au moins 25 000 emplois seront créés dans cette zone dans un premier temps. Sur les deux phases, il est prévu la création de 100 000 à 250 000 emplois à long terme. Le pays compte sur ce port multifonctionnel pour se doter d’une plateforme portuaire et logistique qui permettra de faire face aux nouvelles exigences du transport maritime. L’infrastructure sera adossée à une zone économique spéciale de 300 ha destinée à créer des emplois. Pour bénéficier de tous les effets de levier, le Sénégal a adhéré à l’initiative Passeport logistique mondial porté par Dubaï et qui facilite les échanges. À terme, Ndayane pourrait devenir un carrefour logistique et commercial international dans le domaine des réexportations.
Sur le plan technique et financier, le Sénégal est actionnaire à hauteur de 40 % de la société chargée de la gestion du terminal à conteneurs et le groupe émirati à 60 %. Ce dernier ambitionne de faire de Ndayane «une version africaine délocalisée» du port de Jebel Ali, près de Dubaï, «qui est devenu le premier port en eau profonde du Golfe Persique et le deuxième port commercial du monde», dit-on. Au-delà, cet investissement est le plus gros projet africain de DP World. «Le rapport des Emirats arabes unis à la mer et au commerce n’est pas récent. Jusqu’au 19ème siècle, Dubaï a fait du commerce une composante essentielle de son développement et sert de point de rencontre des grands empires», souligne Oumnia Boutaleb, spécialiste en Relations Internationales au think-tank marocain: Policy Center for the New South.
Selon l’auteure de la récente étude sur les ambitions africaines de DPWorld, l’Emirat devient le principal port de commerce avec l’Inde et s’appuie fortement sur l’aspect maritime comme vecteur de son rayonnement. Les ports émiratis sont alors convoités par plusieurs pays européens. Au début du 19ème siècle, les Émirats arabes unis sont placés sous la protection des Anglais. Cette étape marque le début de leur affaiblissement du commerce maritime ainsi que la perte des avantages maritimes et commerciaux. La protection imposée par les britanniques confère à ces derniers le contrôle de l’ensemble du trafic maritime de la région au détriment des tribus émiraties. Enfin, les évènements mondiaux du début du 20ème siècle, déstabilisateurs, à l’instar des deux guerres mondiales ainsi que les multiples crises financières, contribuent à l’aggravation de la situation économique du pays et à la perte de contrôle de ses ports et de son positionnement dans le commerce international.
La concurrence fait perdre aux Emirats leur ancrage régional traditionnel
Au début du 21ème siècle, la compétition sur les points stratégiques laisse entrevoir un retard maritime et commercial des Emirats arabes unis. Face à la forte concurrence mondiale, principalement dans des zones d’intérêt prioritaires, les Emirats peinent à regagner leur position d’antan. Pour autant, le pays détient une position importante sur la scène internationale en termes de transport maritime et jouit d’un rayonnement. «Bien que le pays soit absent de plusieurs points stratégiques, la dernière décennie a vu le lancement d’initiatives encourageant les Emirats arabes unis à regagner une place à l’international et une implantation dans différents pays. Etant confrontés à leur perte de domination dans leur région d’intérêt traditionnelle, les Emirats se sont tournés, à l’instar des grandes puissances, vers des territoires offrant de grandes opportunités», indique Oumnia Boutaleb.
C’est justement, selon elle, ce qui explique l’intérêt nouveau et croissant des grandes puissances pour le continent africain, du fait des nombreuses opportunités qu’il renferme. «A cet effet, on observe davantage d’opérateurs portuaires diversifiant leurs activités en Afrique en intégrant l’ensemble de la chaîne de valeur de transport et logistique. Il ne s’agit plus seulement de s’implanter dans des ports mais également de doter les pays d’infrastructures adéquates qui leur permettent d’atteindre un développement dans plusieurs domaines. Plus encore, les entreprises en recherche d’opportunités en Afrique commencent à prendre en compte l’importance d’impulser l’intégration régionale africaine à travers le développement de leurs activités. Cette logique est de ce fait également attribuable aux opérateurs maritimes», relève-t-elle. Elle qui a mis en exergue dans son étude comment l’opérateur portuaire est utilisé comme un levier diplomatique pour défendre les intérêts stratégiques et économiques de son pays d’origine, en saisissant les opportunités qui s’offrent sur le continent.
La DP World, une histoire familiale émiratie
Née de la fusion de la Dubaï Ports Authority et de Dubaï Ports International, la Dubaï Ports World est le plus grand opérateur portuaire des Emirats arabes unis.
Créée en 2005, elle est une filiale issue de Dubaï World, groupe bien plus large dont le modèle est basé sur celui d’une société d’investissement. Celle-ci détient 80% de DP World. Elle gère le port de Jbel Ali, l’une des infrastructures les plus rentables du pays, soulignant ainsi son rattachement à l’Etat.
Les Bin Sulayem sont l’une des familles les plus influentes des Emirats arabes unis. Depuis près d’un siècle, la famille s’est affirmée dans le milieu des affaires ainsi que sur la scène politique. Cette appartenance familiale a valu au Sultan Ahmed Bin Sulayem d’occuper, en plus du poste de PDG, celui de Président de Dubaï World, société-mère de DP World, de Président d’Istithmar, société d’investissement de Dubaï ainsi que celui de Ceo de la société immobilière Nakheel. Avec Bin Sulayem à sa tête, DP World a entamé son expansion grâce à une stratégie agressive d’acquisition des ports. La DP World est aujourd’hui présente sur tous les continents à travers un puissant réseau composé de 78 terminaux maritimes déployés dans une quarantaine de pays. Au fil du temps, la Dubaï Port World s’est transformée en véritable levier diplomatique de la politique extérieure des Emirats arabes unis. Au-delà de la vision économique, les EAU déploient cet outil de soft power dans plusieurs pays d’intérêt, au profit de leur agenda politique, économique et sécuritaire et pour compter dans le jeu concurrentiel.
En Afrique, on peut observer sa présence dans une dizaine de pays, dont le Sénégal, le Mali, la RDC, l’Algérie, l’Egypte, la Somalie, le Mozambique, le Rwanda et l’Angola.

DP World, le levier diplomatique émirati
DP World base sa stratégie sur le développement de hubs commerciaux à travers non seulement l’installation de ports mais également de zones franches. «Il est vrai que les ports africains font aujourd’hui l’objet de convoitises de la part des grandes puissances. Ne disposant pas de leviers d’influence à la hauteur de ceux d’autres puissances présentes sur les ports africains, l’entreprise émiratie a misé sur une stratégie d’implantation dans les ports secondaires et dispute sa place sur les ports les plus stratégiques. Que ce soit à travers DP World ou par l’intermédiaire d’autres investissements émiratis, les projets d’infrastructures ne se limitent pas à leur portée économique. Qu’ils soient dans le secteur des transports, de l’agriculture ou encore de la sécurité, ces projets reflètent les ambitions émiraties. Il est vrai que cette stratégie offensive dans plusieurs ports en Mer Rouge et dans la Corne de l’Afrique, ainsi que les tentatives de contrôle des routes maritimes et commerciales les plus importantes, ont souvent valu aux EAU d’être accusés d’impérialisme», note Oumnia Boutaleb. Cela traduit, selon elle, leur désir d’étendre leur influence politique dans la région et d’atteindre l’Afrique. Et d’ajouter : la gestion de ports dans des régions d’intérêt ne se révélant pas suffisante, il a également fallu s’assurer de la sécurisation des routes maritimes et commerciales à travers la lutte contre la piraterie.
Ainsi, la corrélation entre intérêts commerciaux et sécuritaires s’est établie et les acteurs commerciaux, à savoir les entreprises transnationales ou nationales, se sont investis dans le domaine sécuritaire, à travers une coopération avec les acteurs militaires.
Dans la Corne de l’Afrique, par exemple, les entreprises privées jouent un rôle primordial dans la gestion de la sécurité. Ainsi, la lutte contre la piraterie, le terrorisme ou encore la sécurité des chaînes d’approvisionnement maritimes sont du ressort de l’Etat mais également de quelques entreprises opérant sur le terrain. C’est ce qui peut, en partie, expliquer les rivalités entre Etats et entreprises dans ces régions. Cette dynamique est également une réalité dans d’autres régions africaines.
Bien que les Emirats arabes unis n’aient pas entrepris d’initiative majeure sur le plan militaire, ils ont tout de même entrepris quelques actions à la suite de la militarisation des routes maritimes. En Somalie, par exemple, la lutte contre la piraterie, avec leur soutien, s’est étendue à la lutte contre le terrorisme. De ce fait, en 2014, les Emirats ont appuyé le gouvernement somalien, en fournissant des formations au profit du personnel sécuritaire et en participant à la mise en place d’infrastructures militaires. Aujourd’hui encore, Abou Dhabi continue de verser des fonds à l’Etat somalien pour la rémunération de son personnel sécuritaire. L’opérateur DP World s’est aligné sur la stratégie émiratie. En effet, à travers l’organisation de conférences internationales ayant pour thème la lutte contre la piraterie, l’opérateur portuaire s’est affirmé comme acteur primordial de la sécurisation du commerce maritime régional.
La quête africaine de DP World
L’importance et le succès d’infrastructures portuaires dans une région dépend non seulement de l’installation en elle-même mais aussi de leur connexion avec d’autres ports régionaux ainsi que leurs liaisons avec des routes commerciales et plateformes logistiques importantes. Les échanges commerciaux en Afrique atteignent les niveaux les plus bas à l’échelle mondiale. Seulement 12% sont échangés à l’échelle continentale.

Bien que les pays commencent à échanger davantage, le commerce intra-régional reste l’un des plus faibles au monde. Aujourd’hui encore, les échanges commerciaux entre pays africains restent bien plus coûteux que ceux entre ces mêmes pays africains et leurs partenaires en Asie ou en Europe. A titre illustratif, les échanges intra-régionaux en Afrique coûtent en moyenne 30 à 40% plus cher. C’est là l’un des principaux points faibles du continent africain. Le manque d’infrastructures ainsi que la faiblesse des installations logistiques freinent considérablement le développement économique et la croissance en Afrique.
De façon générale, la disponibilité d’infrastructures routières praticables ne constitue pas la règle générale, les réseaux ferroviaires dans de nombreux pays sont très peu ou très mal développés, les zones de libre-échange sont limitées dans leur fonctionnement.
«Au-delà de la vision économique, les EAU déploient cet outil de soft
power dans plusieurs pays d’intérêt, au profit de leur agenda politique,
économique et sécuritaire et pour compter dans le jeu concurrentiel.
En Afrique, on peut observer sa présence dans une dizaine de pays, dont le
Sénégal, le Mali, la RDC, l’Algérie, l’Egypte, la Somalie, le Mozambique, le
Rwanda et l’Angola».
Seize pays sur le continent sont enclavés, ce qui impacte fortement leurs échanges commerciaux. De plus, lorsqu’on y ajoute les conflits en cours et les tensions entre les pays, cet enclavement semble représenter une barrière insurmontable pour nombre d’entre eux.
L’important déficit en termes d’infrastructures en Afrique, couplé à la faiblesse du commerce intra régional et intracontinental, sont deux freins à l’essor économique du continent. Si les échanges commerciaux intra-régionaux dépassent la barre des 50% dans plusieurs régions ou pays du monde, à l’instar des Etats-Unis, de l’Amérique latine ou, encore, de l’Asie, ce taux est extrêmement bas en Afrique. «L’Afrique représente un marché d’une importance capitale pour le groupe du Sultan Ahmed Bin Sulayem, en ce sens qu’elle constitue un continent en pleine émergence, ce qui s’aligne parfaitement avec la stratégie de l’opérateur portuaire de conquérir des marchés émergents. Les ports font partie intégrante du schéma multimodal que les pays africains souhaiteraient instaurer. Ainsi, DP World est présente dans plusieurs pays africains, à travers de multiples installations allant des ports traditionnels, aux ports en eau profonde, en passant par des ports secs et plateformes logistiques dans des pays enclavés. De plus, dans nombre de ces pays, la présence et les investissements de DP World se sont avérés fructueux et ont contribué au développement économique», estime Oumnia Boutaleb.
Au Sénégal où le troisième opérateur portuaire mondial vient de lancer son plus gros projet africain avec le port de Ndayane, avec une présence importante à travers un accord de concession de 25 ans, DP World a déjà fait croitre son volume d’import et d’export de 135% en l’espace de 10 ans.
Le président Macky Sall, a affirmé que la présence de l’opérateur portuaire est très bénéfique pour le Sénégal. D’un point de vue stratégique, ce positionnement à Dakar ouvre la porte à l’opérateur DP World sur les pays d’Afrique de l’Ouest. Plus encore, en raison de l’intérêt croissant de Dubaï pour le secteur énergétique, les EAU pourraient s’appuyer sur la présence de DP World afin de prendre part aux projets gaziers et énergétiques en pleine phase de développement au Sénégal et dans la région.
«La réussite sénégalaise n’est cependant pas la règle sur le continent. DP World est en perte de vitesse depuis son éviction en 2018 par l’Etat de Djibouti qui lui a retiré ses droits sur les infrastructures de Doraleh. Malgré plusieurs victoires sur le plan judiciaire, notamment devant la Cour internationale d’arbitrage de Londres ainsi que devant la Haute Cour de Hong Kong, afin de contester les droits de la China Merchants sur la zone franche de Djibouti, DP World n’a pas réussi à reprendre ses activités dans le pays», précise l’analyste de Policy Center for the New South sur ce thème relevant de la géostratégie.
Plus encore, ajoute-t-elle, Djibouti refuse de donner suite aux décisions de justice. Et pour cause, les autorités djiboutiennes accusent les Emiratis d’avoir des motivations monopolistiques.
Les Emirats arabes unis sont accusés d’user de la DP World comme outil de contrôle des ports de la région de la Corne de l’Afrique dans le but d’avoir une emprise géopolitique. Face aux accusations de l’Etat de Djibouti, DP World s’appuie sur une stratégie alternative. En effet, grâce au contournement des installations djiboutiennes, cette alternative permet à l’Ethiopie de passer par d’autres ports et installations logistiques pour ses exportations et son approvisionnement. L’opérateur portuaire tente d’y parvenir principalement à travers ses concessions au port de Berbera, en Somaliland, et de Bosaso, au Puntland. Une fois encore, l’investissement de la DP World dans ces deux régions est représentatif de ses positions et de ses orientations politiques.
«Un détour historique nous permet de comprendre l’intérêt des Emirats arabes unis pour un pays comme l’Ethiopie au point d’adopter une stratégie spécifique à ce dernier. Au tout début, les EAU s’intéressent presque exclusivement à la Corne de l’Afrique. Région de transition entre le Golfe et le reste du continent, celle-ci attire pendant des années le principal des investissements émiratis. La région suscite l’intérêt, non seulement des EAU, mais aussi de plusieurs pays du Conseil du Golfe. Cet intérêt se traduit au début des années 2000 par de nombreux investissements, principalement à travers l’achat, presque compulsif, de terres agricoles. La sécurité alimentaire étant l’une des plus grandes préoccupations des Emirats arabes unis, mais également de ses voisins, comme le Qatar et l’Arabie Saoudite. Ces derniers dépendent presque entièrement de l’importation de produits alimentaires», constate l’analyste de The Policy Center for the New South.
Selon cette dernière, en vue de contourner ce risque accru et face à la dépendance aux fluctuations des prix de denrées alimentaires de base, les Emirats arabes unis se sont assurés le contrôle des chaines d’approvisionnement alimentaires et agricoles dans des pays d’Afrique de l’Est. Forte d’un marché de plus de 100 millions d’habitants, l’Ethiopie représente un pays d’intérêt majeur pour les EAU. Cependant, malgré des taux de croissance soutenus depuis plus d’une décennie et un développement parmi les plus encourageants d’Afrique, l’Ethiopie souffre de son enclavement. De ce fait, dans l’optique de pouvoir pénétrer le marché éthiopien, les Emirats arabes unis ont opté pour une stratégie de développement d’installations portuaires dans les pays voisins. C’est à cet effet que DP World intervient pour le compte du gouvernement et réalise son premier investissement dans la région, plus précisément à Djibouti au début du 21ème siècle. Des années plus tard, DP World signe avec le gouvernement Djiboutien un accord de concession de 30 ans pour gérer le port de Doraleh. Cependant, devant la dépendance d’un port unique par lequel transitaient près de 95% du flux commercial, l’Ethiopie a souhaité diversifier ses partenaires. L’installation du terminal à conteneurs à Djibouti ne justifie pas seulement l’intérêt pour l’Ethiopie mais elle représente également l’une des premières infrastructures de DP World en mer Rouge, l’un des passages commerciaux les plus fréquentés au monde puisque près de 10% du commerce maritime mondial transite par la mer Rouge. Grâce à des installations sur le littoral comme à Djibouti, DP World réussit non seulement à tirer profit des gains d’une présence sur l’une des routes commerciales les plus importantes mais également de maintenir la compétitivité de son port Jebel Ali, de renommée mondiale face à la compétition croissante dans la région. C’est pour ces mêmes raisons qu’une présence accrue dans cette région a un poids capital pour les Emirats arabes unis et revêt un intérêt stratégique majeur. Il apparait donc qu’avec la nationalisation des installations djiboutiennes, DP World a refocalisé son attention sur la Somalie.

De l’ambition commerciale à la rivalité étatique
Dans le cas du port de Berbera en Somaliland, les annonces des investissements de DP World sont controversées et ont souvent été critiquées. L’opérateur avait, en effet, fait part de son intention d’investir 442 millions de dollars dans la construction d’un nouveau quai et l’extension du port en eau profonde de Berbera en 201615. Pour rappel, en 1991, la Somaliland proclame son indépendance et prend pour capitale la ville de Hargeisa. Après l’éclatement de la guerre civile en Somalie et le renversement de Mohammed Siad Barre, deux régions du Somaliland, partie colonisée par les britanniques, déclarent leur indépendance. Cependant, le Somaliland n’a jamais été reconnu par la communauté internationale comme étant un Etat bien qu’il dispose de toutes les caractéristiques qui définissent un Etat de facto. De plus, outre l’intérêt stratégique que permet un ancrage dans le port de la prétendue République de Somaliland, des considérations politiques ont motivé ces investissements. Avec le blocus des pays du Golfe en 2017, à savoir une rupture de tout lien économique et diplomatique entre l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis et le Bahreïn, d’un côté, et le Qatar, de l’autre, une crise économique et politique s’est installée entre les pays de la région. Laquelle crise n’a pas tardé à se manifester sur les zones d’intérêt stratégique pour les pays faisant ainsi de l’Afrique une région disputée. Les liens étroits entre le président somalien Mohamed Abdulahi Mohamed Farmajo et le Qatar ne sont pas vus d’un bon œil par les Emirats arabes unis. Ce rapprochement peut apporter un éclairage sur les raisons de l’investissement de la DP World en Somaliland. La stratégie émiratie consiste donc à soutenir le Somaliland sans toutefois le reconnaitre en tant qu’Etat. Par ailleurs, le développement et la gestion de ces ports a ouvert la voie à des contrats bien plus stratégiques. Après l’attribution de la gestion du port de Berbera à DP World, le gouvernement émirati a conclu un accord militaire d’une durée de 25 ans avec le Somaliland, ce qui devrait lui permettre de gérer la base militaire et l’aéroport de Berbera. En 2017, toujours à Berbera, Divers Marine Contracting, société de services maritimes, a reçu près de 90 millions de dollars de la part de l’armée émiratie pour installer une base navale. Cette nouvelle base située non loin des côtes yéménites, couplée à une présence militaire en Erythrée, permet aux EAU de maintenir leur emprise sur la région malgré l’annonce de son retrait de la guerre. Pour DP World, qui aura un rôle à jouer du fait de l’imbrication entre l’aspect commercial et sécuritaire, le positionnement sur le port de Berbera lui permet d’ores et déjà de s’inscrire dans les routes commerciales les plus importantes et relie directement le pays au continent africain par la mer. Plus encore, grâce à l’expansion de l’opérateur portuaire émirati, ce dernier parvient à rattacher trois régions stratégiques. Elément d’une importance capitale, bien que le Somaliland ne soit pas reconnu comme Etat, il a signé avec l’Ethiopie en 2019 un accord pour la construction d’une route reliant le port de Berbera à la ville de Togochale, d’un investissement de 400 millions de dollars financé par le Fonds pour le développement d’Abou Dhabi. De plus, DP World se hisse en tant que plus grand employeur en Somaliland. En offrant à la région des investissements lui permettant de développer ses infrastructures comme les structures sanitaires, les installations hydrauliques ou encore les infrastructures routières, DP World fournit à la Somaliland les éléments d’un Etat en devenir.
Destination pour de nombreux Somaliens chassés par la violence dans le sud du pays, le Puntland est une région du Nord-Est de la Somalie qui a proclamé son autonomie en 1998. Officiellement, la Somalie ne reconnait pas son statut autonome. Comme dans le cas du Somaliland, DP World est passée outre le statut controversé de la région et a remporté une concession de 30 ans en 2017. L’opérateur, accusé par la Somalie d’avoir violé sa souveraineté, devait en principe développer et assurer la gestion du port de Bosaso à travers sa filiale P&O Ports. Cependant, en raison du changement de statut de DP World, l’Etat du Puntland menace de rompre le contrat le liant à l’opérateur portuaire. Selon les responsables de l’Etat du Puntland, outre le flou sur le statut de l’entreprise, DP World n’aurait pas respecté ses engagements et aurait occasionné des pertes au port de Bosaso. La perte de ses droits sur le port entrainerait un recul stratégique considérable pour les Emirats dans la région. Le Puntland représente en effet un port important pour le transport dans le golfe d’Aden et dans le sud de la mer Rouge et du canal de Suez. Cependant, dans sa recherche d’influence régionale, l’opérateur DP World s’est lui-même retrouvé imbriqué dans des considérations géostratégiques et politiques. L’assassinat d’un haut cadre de l’entreprise sur le port de Bosaso a été attribué au Qatar bien qu’il ait été revendiqué par le groupe terroriste Al-Shabaab. Le rival des Emirats depuis la crise du Golfe tenterait d’évincer son concurrent. Avec l’acquisition de ports en Somalie, et la négociation en cours d’une potentielle installation dans le Jubaland et la région du Sud-Ouest, DP World participe à la fragmentation du pays.
Depuis 2018, la présence de DP World en Somalie est interdite. Farmajo, qui ne cache plus son hostilité envers les Emirats, a dénoncé l’accord de Berbera auprès de la Ligue arabe.
L’expansion continentale de DP World emboîte le pas aux ambitions émiraties Toujours à l’Est, au Rwanda, pays enclavé, DP World a installé un port sec à Masaka à près de 20 kilomètres de la capitale Kigali. Cette plateforme logistique qui se présente en plusieurs phases, est aujourd’hui l’un des plus grands ports sec d’Afrique. La première phase a nécessité un investissement de près de 35 millions de dollars et a permis la création de 700 emplois. A travers cette installation, DP World et le Rwanda ambitionnent, d’une part, de désenclaver le pays en l’intégrant à la chaîne de commerce régional et de l’ouvrir aux marchés internationaux et, d’autre part, de réduire les coûts du transport et de la marchandise aux échelles nationale et régionale.
La seconde phase du projet concernera la création d’entrepôts et d’équipements d’emballage ainsi que des sites de stockage des produits chimiques. Au-delà de l’impact économique que ce port sec a permis de générer, cette infrastructure portuaire procure à DP World une porte d’entrée sur des pays à très fort potentiel économique dans lesquels son activité est inexistante, comme l’Ouganda, la Tanzanie ou encore le Burundi.
En Afrique australe, DP World a obtenu la concession du Terminal Polyvalent du port de Luanda en Angola pour une durée de 20 ans, premier port qu’elle exploite dans la région. Conformément à l’accord, l’opérateur portuaire se doit d’investir 190 millions de dollars sur les vingt années. En 2019, la concession du port accordée à l’entreprise Sopotros a été retirée à cette dernière jugée trop proche de l’ancien président Dos Santos pour être remise en janvier 2021 à la DP World. Comme à chaque port qu’elle investit, DP World ambitionne de transformer l’Angola en plaque tournante du commerce dans la région. De plus, le personnel portuaire sera préservé et formé par l’entreprise dans une logique d’intégration et d’inclusion. Au début du mois d’avril de la même année, à la suite d’une requête judiciaire angolaise, Abu Dhabi gèle les comptes bancaires de la famille Dos Santos. Outre ce rapprochement dans le secteur du transport, les relations entre les Emirats arabes unis et l’Angola se sont développées ces dernières années. Après l’annonce d’un investissement de 2 milliards de dollars dans l’économie angolaise (agriculture, industrie et énergie), les rumeurs d’une éventuelle coopération militaire ont commencé à se propager en début d’année. Cette coopération devrait se présenter sous forme de formations pour le personnel de sécurité angolais. En échange, les Emirats arabes unis devraient profiter de l’industrie angolaise pour la production de matériel électronique qu’ils distribueront en Afrique australe.
En Afrique centrale, en République démocratique du Congo, DP World a gagné le pari d’une pénétration sur l’un des projets les plus importants du pays. Ayant remporté, en 2018, la concession du futur port en eau profonde de Banana, l’opérateur dotera la RDC de son premier port en eau profonde dans la région du Kongo Central dans le Sud-Ouest du pays.
Grâce à ce projet, le pays de Tshisekedi réduira sa dépendance envers ses voisins et participera davantage au commerce mondial. Négocié sous le gouvernement de Joseph Kabila, l’accord de concession de 30 ans et d’un investissement d’un milliard de dollars, considéré désavantageux pour Kinshasa, est toujours en négociation avec le président Tshisekedi.
Par ailleurs, bien que la pratique soit de plus en plus rejetée par les pays africains, DP World souhaite instaurer un périmètre d’exclusivité de 90 km autour de son projet. C’est l’une des raisons entravant le démarrage du projet et ayant amené le président congolais à repousser, en avril 2021, les négociations d’une année et demie. En effet, il s’avère que DP World ne soit pas le seul acteur présent. L’australien Fortesecue a remporté le projet très convoité du Grand barrage d’Inga sur lequel le pays fonde beaucoup d’espoirs. Afin de permettre l’exportation de gaz et de l’hydrogène qui seront produits, l’entreprise australienne a prévu de construire un port entre les villes de Banana et Boma, empiétant ainsi sur la zone d’exclusivité souhaitée par l’opérateur émirati. Devant l’importance des deux projets et l’attachement de Kinshasa à ces derniers, le gouvernement a suggéré aux deux entreprises de trouver un terrain d’entente. En mai 2021, les termes du précédent contrat ont été renégociés autorisant ainsi un début des travaux pour la construction du port de Banana.
C’est dire que l’expansion du groupe est soumise à des considérations économiques, certes, mais également géopolitiques et stratégiques pour le compte des Emirats arabes unis. «Le positionnement de DP World sur plusieurs ports stratégiques et dans plusieurs plateformes logistiques a participé au façonnement des relations entre Etats ou au sein d’un même Etat. L’entreprise émiratie s’érige donc comme l’instrument économique au service de la politique ayant eu un impact national et régional. Sur le continent africain, la concurrence qui bat son plein fournit aux pays des canaux de développement et de croissance économique. De nombreuses entreprises portuaires transnationales s’installent en Afrique également avec l’optique de promouvoir l’intégration régionale dans le but d’impulser le commerce dans les sous-régions et à l’échelle continentale. S’il existe des divergences sur les intentions premières des grands groupes opérant en Afrique, il n’en est pas moins sûr que certains pays, comme le Sénégal, ont tiré profit de ces investissements. Cependant, pour la plupart des opérateurs, cette stratégie est à double tranchant, y compris pour DP World», conclut la spécialiste en Relations Internationales au The Policy Center for the New South.