- Relever le défi de la sécurité alimentaire en Afrique
- Afrique : quelle stratégie pour l’autosuffisance alimentaire
- Philippe Chalmin, Professeur à l’université Paris-Dauphine
- Fatima Ezzahra Mengoub, Senior Economist de Policy Center for the News South
- Un grand compromis Afrique-G7 sur l’énergie, l’alimentation et la sécurité.
Sécurité voire souveraineté alimentaire. Voici les expressions que professionnels, décideurs publics comme privés et experts en géostratégie ont au bout de la langue depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Pour cause, ces deux pays sont les véritables greniers de la planète, avec 30% des parts de marchés cumulées sur le blé sans compter la dépendance aux engrais russes, premier exportateur mondial.
Impossible de faire la fine bouche. Le monde ne peut pas se passer des 35 à 40 millions de tonnes par an de blé de la Russie. Il ne peut pas non plus refuser les 6 à 7 millions de tonnes de produits alimentaires qui devaient sortir de l’Ukraine.
Car, faut-il le rappeler, le blé russe et ukrainien est surtout destiné à l’Afrique et au Moyen-Orient.
C’est donc la sécurité alimentaire de ces deux régions qui est la plus menacée par la guerre actuelle. Toutefois, Africains et Moyen-orientaux sont loin d’être les seules victimes. Car, l’impact des pénuries de blé est réel sur les consommateurs des autres céréales comme le riz ou le maïs. Quand on ne voit le premier, on se rabat sur les seconds et il n’est sûr que la production soit suffisante pour combler le déficit.
Dans ce contexte particulier, le président sénégalais, Macky Sall, en sa qualité de président de l’Union africaine, s’est rendu vendredi 3 juin à Sotchi en Russie pour y rencontrer le seigneur attitré du blé, un certain Vladimir Poutine.
Libérer les voix maritimes
Objectif : faciliter la levée des blocages autour des ports ukrainiens sur la mer Noire. Même si Poutine s’en défend en mettant tout sur le dos de la partie adverse accusée d’avoir créé cette situation en minant les installations portuaires. Ce qui n’augure rien de bon à la situation alimentaire de certains pays en proie aux pénuries sévères. Pire, l’on parle déjà de famine au Sahel et dans la Corne de l’Afrique.
Ce qui n’est pas une première ni dans ces deux régions ni pour le reste de l’Afrique. Car depuis plus de trente ans, le continent est aux prises avec l’insécurité alimentaire. L’avis de la FAO fait foi sur ce problème d’accès aux aliments. Un pays «sécurise» ses habitants contre la faim lorsque «toutes les personnes, en tout temps, ont économiquement, socialement et physiquement accès à une alimentation suffisante, sûre et nutritive qui satisfait leurs besoins nutritionnels pour leur permettre de mener une vie active et saine». Vu sous cet angle, l’Afrique est un continent qui a faim, malgré l’énorme potentiel agricole et humain dont il dispose ( voir notre dossier du mois).
Ne produisant pas une bonne partie de ce que mangent ses 1,3 milliard d’habitants, l’Afrique est soumise aux contingences d’une situation mondiale fortement perturbée par la pandémie du Covid-19 puis par la crise ukrainienne.
Une dépendance internationale alarmante
L’Indice de la faim (GHI) dans le monde en 2021 révèle une situation alarmante, avec les effets calamiteux combinés de la crise climatique, de la pandémie de Covid-19 et de conflits de plus en plus violents et prolongés. Les progrès vers l’objectif 2 de développement durable (Faim Zéro d’ici 2030), déjà bien trop lents, semblent stagner voire s’inverser. La pandémie a montré à quel point le monde est vulnérable. La guere en Ukraine a accentué le désarroi de nombreux pays notamment ceux se nourrissant de ce qu’ils ne produisent pas. Un paradoxe qui avait donné naissance en Afrique à des initiatives prometteuses définies comme la Révolution agricole entamée dont l’un des corollaires : “Nourrir l’Afrique”, une des cinq priorités de la Banque africaine de développement. L’Afrique n’a mis au point aucun mécanisme efficace pour atténuer cette crise alimentaire, et encore moins pour l’inverser.
La Révolution agricole dont on parle ici et là est encore au niveau de proto-agriculture comparée à ce qu’il se passe en Ukraine ou en Russie pour ne citer que ces deux géants de l’agro-industrie mondiale. En raison de ces facteurs – en plus d’une myriade d’autres sous-jacents comme la pauvreté, les inégalités, des systèmes alimentaires non durables, le manque d’investissements, la propriété des terres agricoles à déterminer de façon juste -, l’Afrique importe, de manière significative, les produits alimentaires essentiels. Notamment les trois grandes céréales (blé, maïs, riz) pour presque 25 milliards de dollars par an, mais aussi des viandes et abats comestibles pour 4 milliards de dollars, des produits laitiers et autres produits d’origine animale pour 4,3 milliards de dollars. Aussi ses importations nettes annuelles dans la filière du sucre dépassent 4 milliards de dollars et près de 9 milliards dans la filière huiles végétales. Une manne financière dont le continent a besoin pour investir dans les infrastructures agricoles, l’innovation et la R&D… et réussir enfin une agriculture productiviste essentielle à son développement.
Une production locale inadaptée orientée export
En contrepartie, l’Afrique s’est spécialisée dans la production et l’exportation nette de café, cacao, coton, thé, légumineuses et certains produits de niche : agrumes, tomates, vins, fleurs coupées, graines de sésame, noix de cajou… Mais ce ne sont pas des produits alimentaires de base. Donc non incontournables. Les spéculations commerciales qu’ils entraînent ne compensent que partiellement les dépenses que l’Afrique effectue pour se nourrir.
Ceci dit, les facteurs contributifs de la sécurité alimentaire (stabilité, disponibilité, accessibilité et qualité), les seuls à déterminer les quantités et les types suffisants d’aliments, en adéquation avec les revenus des individus ou des ménages, et de l’aptitude continue à acheter ou à produire des aliments, ne sont pas maîtrisés par l’Afrique dans un contexte de crise sanitaire ou militaire. Le continent dispose pourtant de moyens suffisants pour changer la donne. Une question de volonté et de stratégies alimentaires que beaucoup de pays africains doivent penser comme une nécessité absolue.
Dans la conjoncture actuelle, le continent doit, dans le cadre des trains de mesures de relance budgétaire prises pour contrer la pandémie, privilégier les actions visant à réduire les risques qui pèsent sur la sécurité alimentaire. Ces actions doivent être orientées vers l’augmentation de la production agricole et le renforcement de la capacité des ménages à résister aux chocs. Mesures qui auraient aussi l’avantage de réduire les inégalités tout en stimulant la croissance économique et l’emploi.
Concentrer les stratégies d’adaptation sur les mesures à fort impact, y compris sur la sécurité alimentaire, aidera à réduire leurs coûts. La mise en œuvre de ces stratégies sera coûteuse – de 30 à 50 milliards de dollars ; soit 2 à 3 % du PIB continental – chaque année dans les dix ans à venir, selon de nombreux experts. Mais c’est de la réussite de ces stratégies que la sécurité alimentaire en Afrique a plus de chance d’être instaurée et maintenue. Si elle est liée à une volonté clairement affichée de ne pas dépendre, indéfiniment, des moyens de subsistance et alimentaire d’autrui.