Les organisations régionales, comme l’Union africaine (UA), l’Union européenne (UE) ou la Communauté Andine ont longtemps été perçues comme des entités diplomatiques et économiques favorisant l’intégration entre les États membres. Toutefois, un acteur inattendu a pris de l’importance au sein de ces organisations : le pouvoir judiciaire

Traditionnellement garant de l’État de droit, le pouvoir judiciaire se transforme progressivement en un véritable acteur politique, défendant la suprématie des normes régionales et redéfinissant les rapports de force au sein des organisations internationales.
Un pouvoir judiciaire de plus en plus influent qui façonne la politique extérieure des organisations
Le rôle croissant des cours de justice au sein des organisations régionales dépasse aujourd’hui celui de simples garants des normes juridiques ; ces institutions influencent directement les décisions politiques, notamment en matière de relations extérieures.
Dans plusieurs cas, les cours de justice régionales ont pris des décisions qui ont directement influencé la politique étrangère de leurs États membres. Le Tribunal SADC, la Cour de justice de la Communauté Andine, la Cour de Justice Européenne ou la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), ou encore l’Organe de Règlement des Différends de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) sont autant d’exemples où des décisions judiciaires ont forcé des renégociations, retardé des accords ou même modifié des régimes commerciaux en place.
La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), par exemple, s’est affirmée en annulant ou en modifiant des accords internationaux conclus par les États membres de l’UE, parfois au prix de tensions diplomatiques.
Pour rendre à César ce qui est à César, en son temps, la Communauté économique européenne (CEE) a non seulement servi de modèle d’intégration pour le monde entier, mais elle continue également d’inspirer d’autres initiatives. Par exemple, les États-Unis, qui étaient initialement réticents face au processus de la CEE, ont finalement établi l’ALENA, un accord moins ambitieux mais plus pragmatique.
L’Union européenne demeure un projet en évolution, notamment en matière de politique étrangère et de défense commune, domaines où des imperfections persistent et où l’intégration communautaire reste incomplète. Néanmoins, les traités de Lisbonne de 2007 et celui sur le fonctionnement de l’UE, également connu sous le nom de traité de Rome, ont contribué à combler certaines lacunes en dotant l’Union d’une personnalité juridique propre. Cette avancée permet à l’UE de signer des accords internationaux dans les domaines de sa compétence et d’adhérer à des organisations internationales. Ce cadre a également réduit la marge de manœuvre des États membres, qui ne peuvent conclure des accords internationaux qu’à condition de respecter le droit de l’Union, renforçant ainsi le rôle des juridictions européennes dans ses relations extérieures.
En effet l’article 263 du Traité sur le Fonctionnement de l’UE (TFUE) stipule que :
«La Cour de justice de l’Union européenne contrôle la légalité des actes législatifs, des actes du Conseil, de la Commission et de la Banque centrale européenne, autres que les recommandations et les avis, et des actes du Parlement européen et du Conseil européen destinés à produire des effets juridiques à l’égard des tiers. Elle contrôle aussi la légalité des actes des organes ou organismes de l’Union destinés à produire des effets juridiques à l’égard des tiers.»
L’une des principales conséquences de l’ascension du pouvoir judiciaire au sein des organisations régionales est la primauté du droit régional sur le droit national d’une part et d’autre part l’interférence d’acteurs non étatiques voire des individus et groupuscules dans la politique extérieure de l’organisation qui est normalement un domaine souvent partagé ou réservé de l’exécutif. Cela peut entraîner des renégociations prolongées d’accords commerciaux ou politiques.
Ainsi, l’article 263 alinea 4 du TFUE , «Épée de Damoclès» sur les têtes des Etats et des institutions européennes, a d’ailleurs ouvert la voie de recours à toute personne physique ou morale qui a intérêt à agir (être directement et individuellement concerné), ce qui a donné droit au chapitre non seulement à des personnes physiques (y compris les étrangers résidents) et morales européennes à faire prévaloir leurs droit mais surtout elle a permis l’intrusion dans les instances européennes (y compris auprès de la CEDH) à des entités et des organisations extrémistes violentes (utilisées par des pays comme proxy) à attaquer des décisions et des accords conclus entre des Etats souverains.
Un cas emblématique est celui des accords agricoles et de pêche entre l’UE et le Maroc (2016, 2021 et en 2024), annulés en partie par la CJUE en raison de l’inclusion du Sahara marocain dans le champ d’application de l’Accord, territoire disputé mais en cours de règlement exclusif au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU qui a reconnu le Plan d’autonomie proposé par le Royaume du Maroc comme seule solution viable et crédible pour le règlement de ce différend territorial artificiel.
Le Maroc n’est pas le seul à faire face à cette insécurité juridique, Singapour a vu son accord de libre-échange avec l’UE annulé en 2017 ; la CJUE a estimé que certaines parties de l’accord relevaient des compétences des États membres, limitant ainsi la marge de manœuvre diplomatique de la commission de l’UE.
Ces jugements ont obligé l’UE tantôt à renégocier les accords retardant ou perturbant leur mise en œuvre et suscitant des tensions avec plusieurs partenaires stratégiques comme le Royaume du Maroc. Ces arrêts démontrent, si besoin est, l’influence croissante des cours régionales, capables de bloquer des accords économiques essentiels en invoquant des normes juridiques.
Au-delà de l’UE, d’autres organisations régionales font face à des défis similaires. Le Tribunal de la Communauté de Développement de l’Afrique Australe (SADC) a, en 2008, condamné la réforme agraire du Zimbabwe, estimant qu’elle violait les droits de propriété. Le refus du gouvernement zimbabwéen de se conformer a provoqué une crise diplomatique au sein de la SADC et affecté les relations économiques avec des investisseurs étrangers.
La Cour de Justice de la Communauté Andine a contraint la Colombie à revoir certaines dispositions de son accord bilatéral avec les États-Unis, créant des frictions entre la Colombie et d’autres États andins.
Au niveau global, l’affaire des bananes entre l’UE et l’Amérique latine, par exemple, a vu l’OMC contraindre l’UE à réformer son régime d’importation de bananes après 16 ans de litiges. Cette longue dispute a perturbé les relations diplomatiques et commerciales entre l’UE et les pays producteurs, illustrant l’impact que peut avoir le pouvoir judiciaire sur la politique internationale.
Ces exemples illustrent comment les cours de justice «multilatérales» peuvent devenir des acteurs politiques influents en mesure de défier les gouvernements et de redéfinir les relations internationales. L’intervention des cours de justice dans les processus de décision crée parfois des tensions entre la nécessité de respecter la légalité et les impératifs de souveraineté nationale.
Ces décisions ont des répercussions sur les relations avec des pays tiers, en particulier ceux du Sud global, alors que des acteurs comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et l’Organisation de Coopération de Shanghai montent en puissance, les décisions judiciaires qui retardent ou bloquent des accords peuvent nuire à la crédibilité des organisations régionales sur la scène internationale.
Les États membres et surtout les Pays tiers devront désormais développer des stratégies subtiles pour composer avec ces contre-pouvoirs judiciaires, tout en défendant leurs intérêts nationaux au sein de ces systèmes de gouvernance régionale.
Quelles options pour contourner l’ascension du pouvoir des juges dans les affaires internationales…
Construire des coalitions avec des États membres clés : approche bilatérale
La politique étrangère de l’Union européenne (UE) présente à la fois des opportunités et des défis pour les pays cherchant à s’engager avec elle. Bien que l’UE fonctionne comme une entité supranationale, la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) reste largement intergouvernementale, ce qui signifie que les États membres conservent un pouvoir décisionnel significatif, notamment sur des questions sensibles telles que la défense, la sécurité et la migration.
✓ Alliances avec des États membres clés : Compte tenu de leur influence sur la PESC, s’aligner avec des membres clés de l’UE, comme l’Allemagne et la France, est essentiel. Ces pays jouent souvent un rôle moteur dans les accords à l’échelle de l’UE, et leur soutien peut contribuer à surmonter les obstacles procéduraux.
✓ Plaidoyer stratégique à Bruxelles et dans les capitales nationales : Une diplomatie efficace repose sur des efforts parallèles à Bruxelles et dans les capitales des États membres. Travailler étroitement avec les représentations permanentes des États membres auprès de l’UE peut fluidifier les négociations au sein du Conseil de l’UE et du Parlement européen. Un renforcement des moyens humains et financiers du département des affaires étrangères et de la mission permanente à Bruxelles ainsi que la création de chaires universitaires et/ou un institut spécialisé des Etudes européennes sont des prérequis.
Transfert des discussions entre plateformes de l’UE et mondiales
Lorsqu’un pays se heurte à des obstacles procéduraux au sein de l’UE, il peut choisir de déplacer ses dossiers vers des organisations internationales comme les Nations Unies (ONU), la CIJ, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou des instances régionales. Cette stratégie permet :
✓ De contourner les lenteurs au sein de l’UE en s’adressant à des forums avec des procédures et des règles différentes.
✓ D’obtenir un soutien plus large de la part des États non membres de l’UE, exerçant ainsi une pression externe sur l’UE pour qu’elle prenne des mesures. Par exemple, un différend commercial retardé dans les processus de l’UE peut être porté devant l’OMC pour une résolution plus rapide grâce à un cadre juridique plus solide.
Ciblage des groupements sous-régionaux au sein de l’UE
L’UE est composée de coalitions sous-régionales (comme le Groupe de Visegrád, Benelux, ou le Conseil nordique) qui partagent souvent des intérêts communs sur des sujets de politique étrangère. S’appuyer sur ces groupes permet à un pays de :
✓ Construire un consensus parmi un sous-ensemble d’États membres avant de pousser des initiatives à l’échelle de l’UE.
✓ Utiliser ces alliances pour influencer les décisions du Conseil de l’UE. Par exemple, engager le Groupe de Visegrád (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie) sur la migration peut contribuer à modeler la position générale de l’UE sur cette question.
Changement de forum au sein des institutions de l’Organisation
Le changement de forum est une stratégie clé qui consiste à déplacer les négociations ou le processus de décision d’une institution à une autre au sein même de l’organisation pour obtenir des résultats plus favorables.
Politique de multi-alignement
Un pays confronté à des difficultés dans ses relations avec une grande puissance peut utiliser une stratégie de bascule en élargissement le partenariat stratégique avec les compétiteurs. Cela permet de maintenir un équilibre stratégique et d’exploiter les rivalités entre grandes puissances pour obtenir des concessions. Un basculement vers les BRICS ou l’Organisation de Coopération de Shanghai pourrait être une carte payante.
Recours au mécanisme de règlement des différends
Dans le cas spécifique de l’Accord Maroc-UE, celui-ci a été complété par un accord de règlement des différends, dont la portée est limitée aux litiges de nature commerciale entre les parties, avec pour objectif de parvenir, autant que possible, à une solution mutuellement acceptable. Cet accord prévoit plusieurs modalités de règlement : des consultations au sein du Conseil d’Association, la médiation, et, si nécessaire, l’arbitrage. Toutefois, il reste nécessaire de définir et d’interpréter clairement ce qu’est un litige commercial. Par exemple, lorsqu’il s’agit de déterminer si un différend portant sur l’inclusion ou l’exclusion de produits originaires d’une région d’un pays est strictement politique, commercial, ou mixte, la frontière est souvent floue.
À mon avis, le problème actuel lié à la mise en œuvre de l’Accord de pêche et d’agriculture entre l’UE et le Maroc est de nature commerciale, car il concerne les règles d’origine. Par conséquent, l’UE doit appliquer l’accord tel qu’il est et agir en conséquence. Si elle ne le fait pas, le Maroc pourrait recourir au mécanisme de règlement des différends prévu dans l’accord Maroc-UE.
Même si l’UE surtout les juges ne l’entendent pas de cette oreille, toujours est-il que l’accord du règlement des différends Maroc-UE peut être révisé et modifié en actant l’article 22 alinéa 3 qui dispose que «Le conseil d’association peut décider de modifier le présent accord et ses annexes.» en faisant prévaloir les atouts du Royaume, le Maroc de 2024 mérite un nouvel accord plus équilibré de nouvelle génération avec l’UE, comparable ou supérieur à celui signé avec la Turquie (Union douanière), tout en bénéficiant des programmes de mise à niveau destinés aux pays du Sud méditerranéen.
Atouts géopolitiques et transformation des ressources en influence
En plus des mesures citées plus haut, un pays tiers devrait exploiter ses atouts géopolitiques et ses ressources matérielles et immatérielles (soft power) pour renforcer son influence. Dans le cas du Maroc, il serait impératif d’exiger de l’UE une reconnaissance collective de la souveraineté marocaine sur les provinces sahariennes notamment en s’appuyant sur ses alliances avec les États-Unis, les pays Atlantique et les pays du CCG, et son rôle croissant en tant que puissance africaine.
En conclusion
Les cours de justice régionales ne se contentent plus d’arbitrer des litiges ou veiller au respect du droit communautaire, elles agissent comme un acteur politique influent, capable de défier les décisions des États membres et d’interférer dans les relations extérieures. Cette montée en puissance soulève des questions sur l’équilibre entre intégration régionale et souveraineté nationale.
Bien plus qu’une simple évolution juridique, l’ascension du pouvoir judiciaire au sein des organisations régionales, en particulier en Europe, redessine profondément les rapports de force entre les États membres, les instances supranationales et les pays tiers. Si ces juridictions assurent une meilleure application des règles communes, elles s’affirment aussi comme des acteurs influents, capables de bouleverser des accords stratégiques et d’introduire des frictions diplomatiques. Il est certain que le pouvoir judiciaire, en se politisant, jouera un rôle clé dans la définition des politiques internationales des organisations régionales. Mais il devra, pour maintenir sa légitimité, s’assurer de son indépendance tout en intégrant les réalités politiques et diplomatiques de ses États membres.
Historiquement, l’Europe s’est définie comme une «puissance civile» privilégiant le soft power et le respect de la légalité, plutôt que par la force militaire. Cette conception a longtemps prévalu dans un contexte libéral où les règles et valeurs primaient sur les intérêts géopolitiques. Mais au XXIe siècle, face au retour des politiques de puissance, cette approche montre ses limites, depuis la guerre en Ukraine.
Force est de constater que, bien que les traités de Maastricht et de Lisbonne aient instauré un système basé sur la séparation des pouvoirs, ce modèle tend à osciller ; par moments, il se rapproche d’un régime «régime d’Assemblée» avec prédominance du législatif, tandis que dans d’autres cas, il penche vers une concentration du pouvoir au profit du pouvoir judiciaire.
Les réalités géopolitiques requièrent des pouvoirs exécutifs forts pour trancher sur les questions urgentes, suivre à la lettre sans flexibilité aucune des procédures longues de prise de décision mérite d’être revisitée.