En 2007, Bill Gates a prédit l’avènement d’une nouvelle ère technologique où l’ordinateur personnel « se lèvera du bureau » pour nous permettre d’interagir avec le monde physique à distance. Cette prédiction s’est réalisée avec la quatrième révolution industrielle (Klaus Schwab 2016), qui a débuté au milieu du XXIe siècle et se caractérise par la fusion du monde numérique et du monde physique. Cette révolution est marquée par le développement rapide de technologies perturbatrices comme l’Intelligence artificielle(IA), la robotique, l’internet des objets, l’automatisation, l’impression 3D et la science des données (data science), qui transforment profondément l’organisation de la société, de l’économie et de la géopolitique mondiale.

Les grandes puissances, telles que les États-Unis, la Chine et la Russie, sont engagées dans une compétition intense pour la domination technologique, motivée par la quête de « souveraineté technologique. »
Cette course effrénée à la puissance crée des défis majeurs pour le tiers-monde en général et l’Afrique en particulier, avec des risques d’aggravation des inégalités, de dépendance technologique et la marginalisation économique causée par la fragmentation des chaînes d’approvisionnement. Ces facteurs risquent de limiter l’autonomie et les opportunités de croissance du tiers-monde dans l’économie mondiale.
La fragmentation de la division internationale du travail, induite par l’automatisation et le techno-nationalisme, pourrait marginaliser davantage les pays du tiers-monde. La relocalisation des industries vers les pays développés, motivée par la recherche d’une plus grande souveraineté technologique, pourrait priver les pays en développement d’opportunités d’emploi et de croissance économique basées sur les industries manufacturières d’après Glenn Diesen (2021).
Toutefois, force est de relever que la quatrième révolution industrielle représente à la fois une menace et une opportunité pour le tiers-monde et l’Afrique en raison du saut technologique qui permet de contourner certaines étapes traditionnelles de développement, l’émergence de modèles économiques inclusifs et durables ; et l’autonomisation des populations grâce aux technologies numériques et à l’accès à l’information seraient autant d’effet positifs s’ils sont utilisés à bon escient (Rwanda, Costa Rica etc.) .
La quatrième révolution industrielle redéfinit la géopolitique des grandes puissances en modifiant la source du pouvoir et la manière dont les États interagissent au sein du système international. La souveraineté technologique, c’est-à-dire la capacité d’un État à maîtriser ces technologies, devient cruciale pour affirmer son autonomie et son influence sur la scène internationale
A l’instar des autres régions du monde, l’Afrique est appelée plus que jamais à naviguer dans ce contexte complexe en adoptant des stratégies géoéconomiques solides et adaptées.
La géo-économie : un Instrument de puissance au service des États

La géoéconomie, définie comme l’utilisation d’instruments économiques pour atteindre des objectifs géopolitiques, est devenue un élément central de la politique étrangère des États. Les États utilisent un large éventail d’outils géoéconomiques, allant de la politique commerciale aux sanctions, en passant par les investissements, le cyberespace, l’aide au développement, les politiques financières et monétaires, et les politiques énergétiques mais également les matières premières. L’objectif est de promouvoir et défendre leurs intérêts nationaux et d’obtenir des résultats géopolitiques bénéfiques.
Les États utilisent divers instruments géoéconomiques pour influencer la politique étrangère, comme l’ont décrit Blackwillet Harris dans «War by other means geoeconomics and statecraft» (2016), ces outils incluent la politique commerciale, les investissements, les sanctions économiques, les cyberattaques, l’aide au développement, les politiques financières et monétaires (taux de change), ainsi que le contrôle des ressources énergétiques et des matières premières. Par exemple, la Chine a utilisé des restrictions commerciales pour influencer le Japon, et des promesses d’échanges commerciaux avec la Corée du Sud pour contrer un déploiement américain. Les États-Unis ont également manipulé la livre sterling lors de la crise du canal de Suez en 1956 pour mettre un terme à l’agression tripartite contre l’Egypte. Ces outils peuvent être coercitifs, comme les sanctions, ou incitatifs, comme l’aide au développement aux pays soutenant les positions d’une puissance à l’ONU.
Cependant, l’utilisation de ces instruments n’est pas toujours transparente, les intentions géopolitiques étant parfois masquées derrière des objectifs économiques affichés. L’efficacité de ces outils dépend de facteurs tels que les ressources économiques de l’État, sa position dans le système financier mondial, et la nature de ses objectifs géopolitiques.
Le potentiel géo-économique africain : un atout en construction
L’Afrique possède un potentiel géoéconomique important, notamment en raison de ses ressources naturelles et de son rôle potentiel dans les chaînes de valeur mondiales (CVM). Cependant, l’Afrique subsaharienne, à quelques exceptions près, se limite souvent à l’extraction et à l’exportation de matières premières, ne lui permettant pas de bénéficier pleinement de leur valeur. Pour améliorer sa position, l’Afrique doit monter en gamme et développer des chaînes de valeur régionales (CVR), en transformant localement ses matières premières et en créant des produits à forte valeur ajoutée. Les CVR permettent de réduire la dépendance aux recettes des exportations de matières premières, de créer des emplois, de renforcer l’intégration régionale et d’accélérer la transition verte.
Plusieurs secteurs présentent un potentiel important pour le développement des CVR en Afrique:
✓ L’agro-industrie, l’industrie du bois, du cuir, du coton et produits dérivés :
avec une main-d’œuvre importante et un avantage concurrentiel dans certains culture et produits de base elle fait face à des défis liés à la fragmentation et au manque de valeur ajoutée ;
✓ L’industrie pharmaceutique : elle présente un fort potentiel de croissance, mais est sous-équipée et dépendante des importations ;
✓ L’industrie automobile : avec un potentiel de création d’emplois, elle est dominée par les modèles semi-knockdown (SKD). Il faudrait passer rapidement au Completely Knocked Down (CKD), particulièrement dans les véhicules électriques qui présentent une opportunité d’innovation ;
✓ Les batteries électriques : étant au cœur du métier de l’industrie de la mobilité électrique, la fabrication des batteries est pour l’Afrique ce qu’est le raffinage pour les pays pétroliers en raison de ses richesses en minerais critiques essentiels comme le cobalt, le cuivre et le lithium. Le potentiel de développer une industrie régionale des batteries est plus que jamais à l’ordre du jour. Des pays comme le Maroc la RDC, la Zambie ainsi que d’autres membres de la SADC pourraient s’associer dans ce domaine.
Toutefois, le développement des CVR en Afrique fait face à de nombreux défis, tels que le manque de ressources et d’infrastructures, une faible intégration régionale et la concurrence des grandes puissances. La Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) est considérée comme un outil essentiel pour le développement des CVR ; elle offre un marché plus vaste et intégré, favorisant le commerce intra-africain et attirant les investissements. Cependant, son succès dépendra de la volonté politique des États membres et de l’engagement du secteur privé.
Les tensions géopolitiques dans l’industrie des batteries une opportunité pour l’Afrique
Le secteur des batteries fait face à une volatilité croissante, où la distinction entre gagnants et perdants reste floue. Les entreprises minières comme BHP et Glencore profitent de la hausse de la demande, mais la domination chinoise dans le traitement des produits chimiques suscite des tensions géopolitiques. En réponse, les entreprises occidentales explorent des alternatives et investissent dans leurs propres capacités de traitement. (« The search for winners in the new battery era » FT et The Manila Time 28 august 2023)
Les fabricants de batteries, principalement asiatiques tels que CATL, LGES et BYD, s’affrontent dans une compétition acharnée, avec CATL en tête. Cependant, ces acteurs risquent de voir leur savoir-faire transféré aux constructeurs automobiles, certains comme GM, Volkswagen et BMW développant leurs propres systèmes de batteries pour assurer leur indépendance. D’autres, tels que Nissan, optent pour l’approvisionnement externe, traitant les batteries comme des produits standardisés.
Enfin, la concentration des ressources en Chine renforce les enjeux géopolitiques et stimule les efforts de diversification des approvisionnements.
Face à cette rude compétition, l’Afrique peut jouer le rôle de connecteur et attirer vers elle les principaux acteurs pour transformer localement les minerais critiques pour la filière de la mobilité électrique deux et quatre roues.
On peut avancer sans risque de se tromper que le secteur des véhicules électriques (VE) représente une opportunité unique pour l’Afrique, en raison de ses réserves de minéraux critiques stratégiques pour cette filière (cobalt, Lithium, Cuivre etc.).
Pour tirer pleinement profit de cette opportunité, l’Afrique devrait :
✓ développer une stratégie continentale pour les minéraux verts ;
✓ encourager l’ajout de valeur à ses ressources via l’industrialisation locale ;
✓ Tirer parti de la ZLECAF ;
✓ Développer des chaînes de valeur régionales en se spécialisant selon les avantages comparatifs de chaque pays.
La Coopération Régionale : un Impératif pour l’Afrique
La coopération régionale est essentielle pour le développement des chaînes de valeur régionales (CVR) et l’exploitation du potentiel géoéconomique de l’Afrique. Les pays africains doivent unir leurs efforts pour :
✓ établir des pôles industriels régionaux ;
✓ mettre en place des partenariats transfrontaliers ;
✓ harmoniser les politiques et réglementations.
✓ investir dans les infrastructures, la formation et la recherche.
Un exemple éloquent de cette coopération est l’initiative conjointe de la République Démocratique du Congo (RDC), la Zambie et le Maroc, soutenue par la Commission Économique des Nations unies pour l’Afrique (UNECA), visant à développer une zone économique spéciale dédiée à la chaîne de valeur des batteries et des véhicules électriques.
Les pays comme la RDC et la Zambie font face à des défis géopolitiques majeurs, notamment la concurrence des grandes puissances pour le contrôle des minéraux critiques, où la Chine joue un rôle prépondérant dans le traitement de ces ressources. Pour naviguer dans ce paysage complexe, les pays africains doivent diversifier leurs sources d’investissement tout en renforçant leur position dans les chaînes de valeur mondiales. Cela nécessite également une amélioration de la gouvernance dans le secteur minier et des investissements accrus dans les infrastructures.
Le développement de cette filière rencontre plusieurs obstacles, tels que l’absence d’une stratégie continentale cohérente pour les minéraux verts, des difficultés à attirer des investissements, une infrastructure insuffisante, ainsi qu’un contrôle du marché par des acteurs mondiaux. De plus, le manque de compétences, une faible demande intérieure et les enjeux environnementaux liés à l’extraction minière compliquent davantage la situation. Pour surmonter ces défis et réaliser son potentiel, l’Afrique doit s’industrialiser en ajoutant de la valeur à ses ressources grâce à des capacités de transformation et de fabrication, tout en tirant parti de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf)
Les acteurs du développement d’une industrie de batteries en Afrique
L’UNECA joue un rôle clé dans l’initiative des véhicules électriques en RDC et en Zambie, agissant comme coordinateur, conseiller technique, facilitateur financier et promoteur du projet. Elle a organisé deux forums d’affaires sur la chaîne de valeur des batteries, favorisant le dialogue politique sur le développement industriel dans ce domaine. De plus, l’UNECA a soutenu la création du Centre Africain d’Excellence pour la Recherche et l’Innovation sur les Batteries (CAEB) et a collaboré avec l’Union européenne pour évaluer les programmes de formation nécessaires
Les gouvernements de la RDC, de la Zambie et du Maroc sont au cœur du projet, soutenus par des institutions financières telles que la Banque africaine de développement et l’Afreximbank. Le secteur privé local est également impliqué pour mobiliser l’épargne nationale, tandis que des partenaires internationaux comme l’Union européenne et les États-Unis collaborent sur divers aspects du projet. Cette diversité d’acteurs souligne l’importance d’une coopération étroite pour établir une chaîne de valeur régionale solide pour les batteries et les véhicules électriques
Il convient de rappeler à cet égard que l’Unité Technique de l’Accord d’Agadir, regroupant le Maroc, la Tunisie, l’Égypte, la Jordanie, le Liban et la Palestine, avait réalisé une étude approfondie sur l’industrie automobile pour renforcer la coopération et maximiser les opportunités d’investissement dans ce secteur stratégique. Cependant, en raison de la concurrence entre les pays membres, ce projet n’a pas abouti. Cet exemple illustre que la volonté politique et l’appropriation du projet par les États et le secteur privé sont des conditions indispensables pour toute coopération industrielle efficace.
– Pour établir une industrie de batteries compétitive en Afrique, plusieurs actions clés devraient être envisagées d’après les avis de plusieurs experts du domaine que nous partageons :
• reprendre le contrôle des ressources minérales : Les pays africains doivent s’assurer qu’ils gèrent et exploitent leurs propres ressources ;
• renégocier les accords existants : il est crucial d’obtenir un meilleur accès aux matières premières nécessaires à la production de batteries ;
• améliorer la connaissance des ressources minérales : une meilleure compréhension des ressources disponibles est essentielle pour optimiser leur utilisation ;
• élever les normes éthiques : il est impératif que les revenus miniers contribuent au développement humain et que le commerce illégal des minerais soit combattu (le 17 Décembre dernier la RDC vient de déposer plainte contre des filiales d’Apple en France et en Belgique suite à des accusations selon lesquelles Apple achèterait des minerais provenant de l’est instable du pays vendus illégalement par le mouvement séparatiste du M 23).
• Mobiliser des financements : des investissements dans les infrastructures énergétiques et de transport sont nécessaires pour soutenir l’industrie ;
• Établir des partenariats stratégiques : collaborer avec des universités et des entreprises technologiques permettra de stimuler l’innovation et le développement de compétences ;
• Mutualisation des ressources et coopération triangulaire
Encourager la mutualisation des moyens dans la formation via une coopération triangulaire entre pays fournisseurs, récepteurs et institutions multilatérales (BAD, BID, etc.), comme dans le programme Reverse Linkage de la BID. Ce mécanisme favorise le transfert de savoir-faire entre pays membres, à l’instar des partenariats en cours entre le Maroc-Zambie-RDC dans le domaine des batteries, ou encore le partenariat entre le Maroc le Niger et la BIRD pour renforcer la productivité agricole et à améliorer la fertilité des sols.
En mettant en œuvre ces recommandations, l’Afrique pourrait non seulement développer une industrie de batteries robuste, mais aussi maximiser la valeur ajoutée de ses ressources naturelles.
Quelle géo-économie pour l’Afrique ?
L’avenir de l’Afrique est incertain, mais le continent a une réelle opportunité de se positionner comme un acteur majeur dans le nouvel ordre mondial. La Quatrième Révolution Industrielle et le recours aux instruments de la geo-économie offrent à l’Afrique de nouvelles perspectives de développement et d’autonomisation. Cependant, pour saisir ces opportunités, l’Afrique doit surmonter de nombreux défis et adopter une approche stratégique, collaborative et coordonnée. La réussite de l’Afrique dépendra de sa capacité à investir dans l’industrialisation, la diversification économique, l’intégration régionale et la coopération internationale. La mise en œuvre effective de la ZLECAf, le développement de CVR solides et une gestion avisée de ses ressources naturelles seront les clés du succès pour l’Afrique.
L’Afrique dispose d’un potentiel géoéconomique important, mais sa réalisation dépendra de sa capacité à mettre en œuvre des politiques ambitieuses et à surmonter les défis auxquels elle est confrontée. En combinant une stratégie d’intégration régionale, une diversification économique et une présence plus affirmée sur la scène internationale, l’Afrique peut s’imposer comme un acteur géoéconomique incontournable.
L’Afrique devrait donc valoriser ses ressources et compter avant tout sur elle-même et ses compétences tout en établissant des partenariats équitables avec les puissances mondiales. Il est essentiel aussi d’éviter toute nouvelle forme de dépendance et de spoliation des ressources, notamment vis-à-vis d’acteurs émergents.
La réussite d’une telle vision géopolitique pour l’Afrique repose largement sur un leadership politique capable de transcender les divisions internes et d’unir les États autour d’une stratégie commune. En adoptant des positions de négociation harmonisées, les pays africains pourraient influencer significativement le processus d’élaboration des normes et politiques internationales futures. Une Afrique unie et résiliente est essentielle pour naviguer efficacement dans un paysage mondial multipolaire en pleine mutation.
Dans sa quête, l’Afrique pourrait s’inspirer des stratégies de certains pays asiatiques pour renforcer leurs positions sur la scène mondiale. Voici quelques axes à privilégier :
• Autosuffisance et souveraineté industrielle : renforcer les capacités économiques et militaires pour garantir l’autonomie ;
• Politique de couverture : entretenir des relations avec toutes les grandes puissances pour diversifier les partenariats.
• Stratégies institutionnelles : jouer un rôle actif au sein des organisations internationales pour influencer les décisions globales ;
• Tirer parti de la concurrence : profiter de la rivalité entre grandes puissances pour obtenir des concessions et des avantages. En menant une diplomatie habile, l’Afrique peut attirer des investissements tout en préservant son autonomie ;
• Diplomatie du bambou : s’inspirer du modèle vietnamien, qui privilégie le multilatéralisme dans la résolution des problèmes mondiaux, tout en adoptant une approche flexible de non-alignement ;
• Expérience sud-coréenne : apprendre de la Corée du Sud en matière de renforcement de sa position dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, en se concentrant sur des secteurs technologiques de niche où elle peut exceller ;
• Last but not least, adoption autant que se peut d’une approche de négociation collective : En collaborant avec d’autres pays producteurs, l’Afrique pourrait former un cartel dans les minerais rares et critiques similaire à celui de l’OPEP ou «De Beers» dans les diamants pour renforcer sa position sur le marché et obtenir une meilleure valorisation de ses ressources pour les générations futures.
En intégrant ces stratégies, l’Afrique pourra mieux naviguer dans un environnement international complexe et compétitif.